Nouveaux programmes en danger
En hommage à Paul Chemetov (1928-2024)
Accueillie par la Cité de l’architecture et du patrimoine, la 4e journée d’étude Docomomo France portait sur les « Nouveaux programmes en danger », s’intéressant plus particulièrement à des cas d’étude issus des décennies 1960-1970.
Cette entrée par le programme architectural, plus que par le concepteur, les formes architecturales ou la chronologie, trouve son sens dans la mesure où le XXe siècle a été particulièrement riche en nouveaux programmes. Rappelons que Gérard Monnier, fondateur de Docomomo France, a privilégié, dans son Histoire critique de l’architecture en France1, les programmes architecturaux, pour mieux se tenir à distance de toute approche par trop stylistique et autres préjugés formels. La modernité peut alors être considérée dans toutes ses complexités, y compris celles d’un héritage délicat à ménager.
L’obsolescence est souvent l’argument principal de la destruction, transformation ou défiguration des édifices présentés et discutés lors de cette journée d’études. Avec les évolutions techniques, sociétales ou urbaines, de nombreux programmes emblématiques de la modernité sont tantôt menacés, nécessitent tantôt des adaptations, évolutions ou profondes refontes qui posent la question de leur intégrité. Pour autant, l'héritage et la conservation d'une architecture caractéristique de son temps, le respect de la mémoire des lieux, des œuvres et des personnes méritent toujours d'être défendus.
La première session était consacrée aux modules et aux composants, dont les qualités de maniabilité et de légèreté ont été portées par de nombreux concepteurs et architectes à l’ère de l’industrialisation à grande échelle. Ces qualités conduisent parfois à l’ambiguïté, puisqu’elles justifient la disparition d’éléments ou d’ensembles architecturaux. Beaucoup peuvent témoigner que des architectures réputées démontables ou déplaçables ne sont finalement jamais remontées ou replacées. D’autres, sorties de leur contexte ou de la destination première, perdent leurs valeurs d’usage, leurs sens au bénéfice de valeurs marchandes, notamment lorsqu’elles entrent sur le marché de l’art et du design. L’exemple de Jean Prouvé dont de nombreuses productions, à l’origine destinées au plus grand nombre, sont dévoyées pour atteindre des prix de vente atmosphériques est bien connu.
Ce paradoxe trouve des exceptions. La collection d’architecture modulaire réunie grâce à l'association Piacé le Radieux (Sarthe) en est une. Depuis une vingtaine d'années, les frères Hérisson entreprennent de réactiver par l'art, l'architecture, le design, l'utopie formulée par Le Corbusier et Norbert Bézard. De nombreuses expérimentations – souvent festives, toutes joyeuses – se déroulent au cœur du village de Piacé, qui accueille une remarquable collection d'architecture
modulaire, ouverte à la visite et à la créativité2. Aujourd'hui les coupes budgétaires du Conseil régional des Pays de Loire fragilisent davantage les acteurs de la Culture, dont Piacé le Radieux.
De fait, l’architecture modulaire est toujours en sursis. Malgré leurs valeurs architecturales, techniques, sociales, artistiques, le refuge des Évettes (Guy Rey-Millet, arch., avec Léon Pétroff et Jean Prouvé, ing., 1969).et le foyer Maurice Ravel (Jacques Kalisz arch. Nanterre, 1978) sont menacés depuis des années. Le premier est l’une des rares réalisations qui témoigne encore de l’emploi du système constructif Prouvé-Pétroff (charpente métallique légère autoportante). Le deuxième ensemble illustre la capacité de l’architecte à élaborer une composition modulaire d’une grande poésie. Aujourd'hui, les actions se poursuivent, comme la circulation de pétition pour sauver le refuge des Évettes3.
La mise en œuvre à grande échelle de composants architecturaux et constructifs standardisés fait l’objet de nombreuses idées reçues : mauvaise qualité des matériaux, approches technicistes au détriment de réflexions de fond et de projet architectural. Plusieurs interventions prouvent le contraire : la qualité architecturale demeure une préoccupation majeure sur de nombreux projets. L’historien de l’architecture Sébastien Cherruet démontre, avec la résidence des 63-65 boulevard Parmentier (1963, Paris), l'agilité de l’architecte Édouard Albert pour créer une architecture modulaire touchant à la synthèse des arts. Le panorama « du module au modèle : Hexacube et Tétrodon, vers une architecture des foyers et villages de vacances » proposé par Laurent Duport met en évidence les grandes potentialités expérimentales et programmatiques expérimentales de ce mode de conception.
La deuxième session porte sur le foyer, programme d'hébergement collectif qui, de son temps, fut l'objet d'intenses débats et, de nos jours, a presque totalement disparu. Les deux cas d'étude exposés témoignent de fortunes diverses. La dernière campagne de restauration du Foyer des Marquisats est le résultat satisfaisant de consultations auprès d'experts (fondation Wogensky) et d'une coordination réfléchie avec le bailleur Haute-Savoie habitat. Le sort du foyer Moïse (Roger Génermont arch., Rouen, 1969) est beaucoup plus incertain. Symbole d'une histoire post-coloniale que l'on cherche à effacer, l'édifice a, depuis sa construction, été malmené – qu'il s'agisse de travaux de rénovation pour tout dire catastrophiques ou de défaut d'attention à l'égard de ses usagers/usagères. Face à cette image si dégradée, l'anthropologue et enseignante Karima Younsi engage une recherche-action la croisée de l’anthropologie urbaine et de la pédagogie critique. L'objectif est d'envisager cet édifice comme un patrimoine social, architectural et immatériel. Celui-ci semble encore pourtant bien encombrant aux yeux des pouvoirs publics comme le rappellent, au cours de la discussion, les propos de Marc Bernardot, sociologue4.
Au-delà du programme, la troisième session était consacrée aux « Droits d'auteur et ayants droits » dans le monde de l'architecture. Les témoignages de Marie-Pascale Auzelle et d'Agnès Chemetoff, sur les réalisations de leurs pères respectifs sont édifiants. Le cimetière communal de Valenton (Robert Auzelle arch., Pierre Székely, 1972) se trouve, au fil de prétendues améliorations et aménagements paysagers, dénaturé. La labellisation « Patrimoine XXe siècle » ou « Architecture contemporaine remarquable » ne change en rien les décisions comme c'est hélas le cas de l'ex-CPAM de Vigneux-sur-Seine (Paul Chemetov et Jean Deroche arch., Paul Foujino1967) sur la façade duquel est affiché, depuis l'automne 2025, le permis de démolir. Les échanges qui s'ensuivent démontrent, par leurs complémentarités, parfois leurs oppositions, qu'il y a pour le droit d'auteur en architecture, louvoyant encore entre déontologie, droit moral, politiques patrimoniales, un grand chantier à mener. Les jugements hâtifs et les erreurs d'appréciation sont toujours possibles, y compris chez les experts comme le souligne Simon Texier dans la conclusion de la journée.
Riche de nombreux intervenants issus de tous horizons, cette 4e journée d'étude a été aussi l'occasion de décerner les prix Docomomo France, destinés à encourager la recherche en faveur du patrimoine architectural du XXe siècle. Benjamin Delaunay, Franka Fahl et Marc-Allan Wery ont ainsi présenté leurs travaux récompensés5.
Journée de visite dans le cadre des JNA 18 octobre : compte-rendu
La journée de visites du 18 octobre, inscrite dans le programme des Journées nationales de l'architecture, fut, comme en 2023, l'occasion de faire écho à la journée d'études précédente, en proposant de découvrir in situ des ensembles présentés à la Cité de l'architecture et du patrimoine. Cette année, la journée a débuté à Ivry-sur-Seine, où Serge Renaudie nous a proposé la visite de deux appartements dans l'ensemble Danielle Casanova (1978-1981) édifié par son père. Cécile Duvelle, animatrice de l'association Jardins à tous les étages d'Ivry-sur-Seine, habitante du Liégat, a présenté l'ensemble de logements conçu par Renée Gailhoustet (1980-1982). Elle nous a permis de découvrir son appartement ainsi que celui d'une voisine. L'ensemble Casanova est inscrit au titre des Monuments historiques depuis 2021. Le Liégat est, quant à lui, labellisé Architecture contemporaine remarquable depuis 2022. Puis le groupe d'une trentaine de personnes a quitté Ivry-sur-Seine après avoir déjeuné dans un restaurant partie prenante de l'ensemble Marat de Renée Gailhoustet, pour rejoindre Grigny en car. Là, en périphérie de la Grande Borne d’Émile Aillaud, nous avons été accueillis par Mathias Gaillard, habitant des « patios » (1967) du même Aillaud, ensemble de maisons individuelles labellisé ACR depuis 2008 et inscrit dans le programme Réha 4 Héritage du PUCA. Le club d'André Bruyère pour le centre de post-cure Jean Moulin de la Fédération nationale des internés, déportés, résistants et patriotes (FNDIRP) de Fleury-Mérogis (1948), où Brigitte Fort-Vernière nous a reçu en fin de journée n'est, lui, ni labellisé, ni protégé mais le mérite amplement. La visite de cette réalisation de l'après-guerre était une opportunité de nous inscrire également dans le 80e anniversaire de la Libération de la France et enfin de rendre hommage à François Chaslin, co-auteur avec Eve Roy du Carnet d'architecte consacré à André Bruyère 6.
Notes:
2. https://piaceleradieux.com/
4 Voir : Bernardot, Marc, Clôtures : Sociologie du confinement et de l'effacement, Terra-HN, 2023, https://shs.cairn.info/clotures--9791095908043?lang=fr
5 https://www.docomomo.fr/actualite/prix-docomomo-2025-les-laureats
6 François Chaslin, Ève Roy, André Bruyère : la tendresse des murs, Paris, éd. du patrimoine, 201